MON ESPRIT, VAGABOND DU SILENCE
Un peu de poésie chinoise. Je vous propose un choix de sagesse taoïste, images fulgurantes, éveil absolu, fusion avec le paysage, quintessence du monde en quelques mots. « Foin du savoir et de l’étude », dit Si K’Ang (223-262), « mon esprit, vagabond du silence ! »
Promenade au mont de la Paix suprême
Le ciel s’écartèle au péril des roches ;
Le soleil se déchire au vertige des arbres.
Dans l’ombre des ravins meurt l’éclat du printemps ;
Sur la glace des pics vit la neige d’été.
Poème de K’ong Tche-Kouei (447-501) dans La montagne vide, Anthologie
de la poésie chinoise III°-XI° siècle, traduction de P. Carré et Z. Bianu.
(Idem pour les textes qui suivent)
Vent
Au murmure du paysage naît une fraîcheur
Qui lave les bois de ma vallée :
Galop des fumées par la porte du ravin,
Spirales de brume après les piliers des cimes.
Elle va libre et sans traces
Comme le mouvement de la vie.
Chute du soleil, paix du paysage –
La voix des pins s’éveille.
Poème de Wang Po (647-675)
Une nuit sur le fleuve à Kien-tö
Près de l’ilot de brume notre bateau s’arrête,
Au couchant qui ravive toute mélancolie.
Par cette immensité, le ciel verse sous les arbres.
Sur le fleuve pur, la lune rejoint l’homme.
Poème de Mong Hao-Jan (689-740)
Le jardin des magnolias
Sur les monts en automne au jour qui se replie
Une ligne d’oiseaux se déplie.
Surgit l’éclair d’un vert vif
Où les brumes du soir ne peuvent s’abriter.
Poème de Wang Wei (701-761)
Et celui-ci, à mes yeux peut-être le plus beau, le plus intense :
Voie
Reflets de la lune en mille lacs.
Mille miroirs pour la même lune.
Le corps absolu de tout éveil m’inonde –
Je suis le réel.
Poème de Hiuan-Kiue de Yong-Kia (665-713)
« Je suis le réel », dit le poète ancien. A quoi fera écho, douze siècles plus tard et pour ouvrir son Gardeur de troupeaux, Alberto Caeiro, celui de ses hétéronymes dont Pesso avait fait son maître :
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau, ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
Et avec les mains et les pieds
Et avec le nez et la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
Je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et que je m’étends de tout mon long dans l’herbe,
Et que je ferme mes yeux brûlants,
Je sens mon corps entier étendu dans la réalité,
Je connais la vérité et suis heureux.
Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
Traduction de Patrick Quillier