LA LEGENDE DU CHEVALIER CUIVRE

Publié le par Joséphine FORTIN

Récit écrit au meilleur des souvenirs de Joséphine Fortin pour la soirée des Veillées du bon vieux temps de la Bibliothèque Saint-Sulpice à Montréal du 18 mars 1919.

Le chevalier cuivré est ce poisson légendaire que l'on retrouve seulement dans la région de Montréal. Nos ancêtres l'appelaient la carpe de France mais moi, Joséphine Fortin, je connais cette histoire et je sais que les origines de ce poisson remontent bien avant le régime français. C'est mon grand-père Armand Fortin qui m'a raconté la légende du chevalier cuivré. Il la tenait de son père, Pierre Fortin, le premier député de Gaspé. C'est durant l'un de ses nombreux voyages à titre de haut-responsable des pêcheries du Canada que Pierre Fortin a fait la rencontre d'un vieux pêcheur et ancien patriote qui lui confia avoir parlé pendant plus d'une heure avec ce poisson qui lui avait par surcroît sauvé la vie !

L'histoire se serait passée en octobre 1837. Charles-Eusèbe Nicholas de l'Acadie était parti de Saint-Ours en mission de reconnaissance pour voir le mouvement des troupes anglaises stationnées au Fort Chambly. Il arriva de nuit après deux jours de marche épuisé par le froid et la pluie. C'était un soir de nouvelle lune et le brouillard qui s'échappait du rapide empêchait notre jeune espion de voir quoi que ce soit de la rive de Saint-Mathias. Il décida donc de traverser la rivière en profitant de l'archipel situé au pied du courant pour faciliter son passage et ainsi se rapprocher du fort. La traversée était périlleuse car les pluies torrentielles des derniers jours avaient donné au rapide des allures de crues printanières. Après un certain temps, Charles- Eusèbe s'arrêta tout trempé sur une petite île située au beau milieu du rapide en attendant que le jour se lève.


Le matin venu, le brouillard empêchait toujours de voir ce qui se passait au fort mais Charles-Eusèbe entendait très bien les soldats baragouiner des mots qu'il ne comprenait pas. Soudainement, un vent d'ouest se leva et balaya en quelques secondes le brouillard. Charles- Eusèbe se retrouva à moins de vingt pieds d'un des gardiens du fort. Sans s'en rendre compte, il avait traversé la rivière presque en entier et avait campé sur une petite île située tout près du fort... trop près du fort. Le gardien aperçut Charles-Eusèbe et lui ordonna de s'immobiliser en pointant son arme vers lui. Ne comprenant pas un mot d'anglais, Charles-Eusèbe recula de quelques pieds espérant profiter du brouillard qui se rétablissait lentement. Un coup de feu parti sans semonce. C'est alors qu'un énorme poisson bondit de cinq pieds hors de l'eau pour s'interposer entre le gardien et Charles-Eusèbe. La balle frappa sans pénétrer le poisson dont les écailles ressemblaient davantage aux armures métalliques des chevaliers d'antan. Avant même qu'une autre balle ne soit tirée, Charles-Eusèbe se jeta dans les eaux vives du Richelieu.

Quelques heures plus tard, un dénommé Le Gendre aperçut un homme inerte flottant sur un radeau au milieu de la rivière à la hauteur du village de Saint-Charles. Toutefois, c'est seulement à Saint-Denis que le vieux Poitras réussit à agripper Charles-Eusèbe que le vent avait apparemment amené près de la rive. Le vieux Poitras emporta Charles-Eusèbe dans sa demeure et se jeta sur son cheval blanc pour aller avertir le médecin du village. Arrivé sur les lieux, le docteur Denys était surpris que le jeune homme ne soit pas plus refroidi après un aussi long séjour dans les eaux glaciales. Il lui prescrit immédiatement un bon stimulant, de la bière du pays fortifiée avec de la jamaïque.

Le jeune homme originaire de l'Acadie était bien connu sur cette rive du Richelieu. Il semblait confus, racontant sans cesse à qui voulait bien l'entendre qu'un banc de poissons de cuivre l'avait sauvé de la noyade en le transportant jusqu'ici. Le plus vieux des chevaliers cuivrés possédait encor le langage des hommes et aurait raconté à Charles-Eusèbe durant sa dérive que ses ancêtres étaient arrivés dans la région il y a très longtemps, avant même les Indiens. Ils avaient accompagné Noé durant le déluge et servaient de nourriture aux animaux carnivores. Dieu les avait choisi pour remplir cette mission car il fallait un poisson capable de s'accrocher à l'arche pendant la tempête, ce que pouvait faire le chevalier cuivré avec sa bouche ventrale en forme de suçoir et une vessie composée de trois chambres d'air lui permettant de se maintenir facilement en surface. C'était aussi une espèce très courageuse et de bon goût. Pour récompenser les "chevaliers de l'arche" après le déluge, Dieu leur offrit une majestueuse rivière située au bout du monde, loin des hommes. Il dota les chevaliers cuivrés d'un énorme sourire pour qu'ils puissent manger à volonté les moules d'eau douce qui tapissaient jadis le fond de cette oasis d'eau pure.

Les amis de Charles-Eusèbe riaient de bon coeur à l'écoute du récit. On chuchotait tout bas que le mélange de bière du pays et de jamaïque avait donné beaucoup d'imagination au jeune homme. Mais le vieux Poitras frappa un grand coup avec sa canne qui résonna sur tout le plancher de bois franc de sa cuisine. Avec une voix qu'on n'avait pas entendue depuis plusieurs années, il avoua avoir vu le radeau qui avait transporté Charles-Eusèbe jusqu'à Saint- Denis. Quand je me suis rapproché de la rive, le radeau s'est défait en plusieurs billots qui sont partis dans toutes les directions. J'ai alors agrippé ce jeune homme pour le mettre au chaud le plus rapidement possible. Sur le coup, j'ai cru voir des poissons mais vous savez à mon âge, les yeux... Mais je vous le jure sur la tête de ma vieille que le poisson que décrit le jeune Nicholas de l'Acadie correspond exactement à ce que j'ai vu. C'est un poisson en cuivre, avec une petite tête triangulaire et un dos bossu ! Le jeune Charles-Eusèbe acquiesçait silencieusement d'un lent mouvement de la tête.

Le vieux Poitras était l'un des hommes les plus respectés du village. Son intervention avait eu l'effet de sueurs froides. Ce récit était-il réel ? Seule l'odeur du mélange alcoolisé réussissait à briser le silence et réconforter ceux qui s'étaient massés chez le vieil homme. La plupart des témoins de ce récit sont morts au combat le mois suivant. C'est sans doute pourquoi la légende du chevalier cuivré est peu connue. Charles-Eusèbe Nicholas s'est installé à Nicolet où il est devenu pêcheur au Lac Saint-Pierre. Jamais il n'a revu le poisson qui était venu à sa Rescousse.

Joséphine FORTIN
Source : http://www.rescousse.org/qc/index.html

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
Comme je les aime les légendes !.... Comme elles paraissent vraies !.... Comme j'ai plaisir à les entendre lu par d'autres  !.... Alors, tu viens nous la lire quand ? 
Répondre
D
Mon cher Chevalier, écrire et lire des légendes sont deux choses bien différentes; bien que j'ai déjà eu l'occasion de lire mes contes devant des enfants de CE2 à CM2, pour moi ce n'est pas un exercice aisé, je préfère quand même mieux ma plume :-))))
J
Ma Domi, Je ne connaissais pas du tout ce poisson-là...ni sa légende. Il était bien prévisible ce Noë ! Comme toutes les légendes, il faut savoir s'en laisser bercer, non ?Je pense à toi et te fais de gros bisous,  Jyckie.
Répondre
D
C'est gentil de penser à moi :-)))) gros bisous et à très bientôt
~
eEt voilà encore une très belle légende comme je les aime!Bonne semaine
Répondre
D
Heureuse que la légende te plaise bisous et passe une bonne soirée